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Fabrice Chaudier auteur

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Petit traité sur le Géoïsme, nouveau mythe pour l’humanité (1ère partie).

Publié par Fabrice Chaudier sur 12 Décembre 2020, 09:29am

Petit traité sur le Géoïsme, nouveau mythe pour l’humanité (1ère partie).

Petit traité sur le Géoïsme,

nouveau mythe pour l’humanité.

Géoïsme :

[géo] du grec γ η ̃ « terre » 

[-ïsme] suffixe formateur de « concepts » (prise de position théorique ou pratique, en faveur de la réalité ou de la notion que dénote la base ; doctrine, croyance, système, mode de vie, de pensée ou d'action)

 

Un bilan à partager.

Ceux qui affirment que la crise actuelle surprend l’humanité, mentent. L’infection coronavirus SARS-CoV-2 (Covid-19) recèle un aspect sidérant par son surgissement soudain, son ampleur et son impact sur l’humanité. Mais elle est le résultat logique des dérives du libéralisme que les peuples avaient bien pressenties en le rejetant de plus en plus souvent, parfois par l’absurde comme au Royaume-Uni avec le Brexit ou aux Etats-Unis avec l’élection de Donald Trump.

Au-delà de l’intervention très médiatisée du « philanthrope » Bill Gates, nombre de scientifiques, penseurs, philosophes, économistes, enseignants ou chercheurs prédisent depuis plusieurs dizaines d’années, une suite logique d’événements envoyant notre humanité dans le mur. Nous y sommes donc.

 

Débarrassé de toute concurrence idéologique, le libéralisme a laissé jusqu’à l’absurde se déployer ses excès, sans réussir à les canaliser par seule force du marché, son supposé régulateur. Ainsi, elle a mené à trois catastrophes majeures :

-la transformation de l’économie entrepreneuriale en prédation financière : la monnaie comme instrument du marché, le crédit et la libre circulation des capitaux comme source inépuisable de développement se sont noyés dans le miracle de la révolution technologique de la fin du XXe siècle. Gavé de dividendes faciles et sans précédent, le marché financier a dévoré l’économie, transformant un outil en finalité. Quel chef d’entreprise ne s’est pas heurté à l’absurdité d’un système bancaire qui refuse de lui accorder un prêt mais exige toujours plus de rémunération pour ses actionnaires ?

Quand Franck prit la succession de son père à la tête du groupe Danone, des conseillers bien avisés lui signalèrent que la branche biscuits ne dégageait que le tiers de la rentabilité de celles des eaux minérales : malgré des bénéfices confortables et assurés, Lu fut restructuré et vendu au plus offrant.

Cette financiarisation a débordé le politique et l’économie, et se pose aujourd’hui comme le pouvoir suprême et réel ; mais pour la première fois de notre histoire, ce pouvoir n’est plus humain, il se cache dans de surpuissants algorithmes dont la rapidité surpasse la capacité de nos cerveaux. 

-en conséquence de cet inextinguible voracité financière, la recherche de la moindre source de profit s’est nourrie de la globalisation, c’est-à-dire de notre capacité à nous déplacer et à transporter des marchandises en en temps record d’un bout à l’autre de la planète. Elle s’est accélérée par l’exigence méthodologique d’une croissance qui ne doit plus s’arrêter : l’innovation, l’invention se détournant de son objectif premier du « progrès commun » cher au XIXe siècle, se sont mises au service de la création de produits, de matières nouvelles, seuls aptes à entretenir cette croissance.

Nos raisonnements, y compris au cœur d’une crise sans précédent, se limitent à quelques données macro-économiques dont nous verrons qu’elles n’ont rien de scientifiquement établies, tels que le PIB, le pouvoir d’achat, le rythme de la production, le pourcentage de déficit, l’endettement.   

C’est avec l’espoir de les voir redevenir positifs que les gouvernements du monde entier ont déversé des milliards d’euros et de dollars, dans un réflexe contradictoire que peu ont relevé puisqu’ils reniaient les dogmes qu’eux-mêmes nous vendaient comme indépassables « le jour d ‘avant ».

Cet appétit féroce de croissance a réduit le citoyen, l’individu à une fonction unique de consommateur.

-l’activité humaine qui dans un très lent processus historique, s’était déconnectée de la nature, s’est brusquement mue en destructrice de son propre environnement : non que l’humain ait été dans les millénaires passés un protecteur - demandez au dodo mauricien ou au thylacine d’Australie, il a toujours exploité son milieu sans vergogne ni souci des autres êtres vivants. Mais depuis le milieu du XXème siècle, son activité conjuguée à une explosion démographique a démontré sa capacité à annihiler les conditions de son existence sur la terre. En moins de vingt ans et pour prendre ces seuls exemples, le transport aérien mondial a doublé, le croisiérisme multiplié par dix : pour les besoins de la croissance, le tourisme de masse est devenu un filon ultra porteur alors même qu’avions et paquebots géants sont de colossaux pollueurs de l’air (94 paquebots émettent dix fois plus de dioxyde de soufre que 260 millions de voitures, le trafic aérien dépose près d’un milliard de tonnes de CO2 dans le ciel, 2,5% du total mondial en hausse d’un tiers sur les cinq dernières années).

Des matières nouvelles issues de la recherche, reproduites dans une infinité de produits gisements de consommation, se sont répandues sans aucune mesure de leur impact sur le vivant (plastiques, produits d’entretien, désherbants, etc.).

 

En se détournant ainsi au seul profit d’un outil qu’il a lui-même pensé et créé, du rythme lent de l’évolution, de la fragilité de son propre écosystème l’humain a vu se réduire sa capacité à s’y inscrire et se menace lui-même. Homo homini lupus est.

 

L’activité humaine a donc causé la pandémie du Codid-19 : elle détruit son environnement, limite l’espace vital naturel, met en contact des espèces qui n’auraient jamais dû se rapprocher, permet la transmission de maladies depuis les animaux sauvages jusqu’à elle, accélère la propagation de ces maux  par les déplacements frénétiques qu’elle engendre.

Il paraît surprenant, extraordinaire que les mécanismes évidents qui ont amené à la crise actuelle soient quasi absents du débat public et que les perspectives d’évolution, de transformation ou même de simple réflexion systémiques soient réservées à quelques minorités agissantes.

Alors, le libéralisme coupable idéal ? Personne ne désire jeter avec l’eau du bain libérale, égalité et liberté, deux de ses acquis majeurs et reconnus. Même au centre de l’Amérique trumpienne, même dans les délires autocrates ou nationalistes des Bolsonaro, Poutine, Modi, Orbàn et autres Erdogan, le concept démocratique reste au minimum un vernis ineffaçable. Ces deux valeurs prouvent d’ailleurs dans le moment présent, leur intérêt social collectif : une maladie si transmissible aurait été bien plus mortelle encore dans des sociétés où la cellule sociale ne se constituait pas de parent(s) avec enfant(s) apte au repli et au confinement, mais de communautés familiales élargies, de clans voire un groupes de plusieurs dizaines d’individus.

 

Comment concilier ce qui paraît être une rupture avec le libéralisme tout en maintenant ses fondements ?

 

Des idéologies dogmatiques effondrées.

L’absolue victoire du libéralisme occidental est advenue dans les années 1990 : son dernier concurrent, le communisme, venait de s’effondrer. Avant lui, religions et idéologies s’étaient fracassées face aux évènements, aux bifurcations parfois étranges de l’histoire. Islam, Christianisme, Judaïsme ou Bouddhisme, réduits ici ou là par le dogme de la laïcité, ont essaimé leur chemin d’interdits et de sang plutôt que de conduire au paradis promis. Saint-simonisme et positivisme, marxisme et socialisme, scientisme ou nazisme avaient démontré leurs limites ou leurs terrifiants résultats mortifères.

Nationalisme et populisme, ces permanentes roues de secours de l’histoire, viennent çà et là boucher les trous,  ouvrir des illusions de lendemains qui chantent mais les régimes qui les servent produisent de trop piètres performances pour durer longtemps.

Les sciences elles-mêmes, piliers des révolutions industrielles aux XVIII et XIXe siècles - du charbon au pétrole, de la machine à vapeur au moteur à explosion, des mathématiques à l’atome, du chemin de fer à l’aviation - puis ferments de celles en cours depuis les années 1970 - de l’informatique à l’infotech et à la biotech1 - se voient débordées dans leur éthique, dans leurs sens induits du progrès, de l’accessibilité, dans leur volonté éducative, émancipatrice, dans leur exigence de vérification et de doute  incessant par les tenants d’un libéralisme devenu essentiellement darwinien et évolutionniste.

 

Certains avait conclu à une fin de l’histoire, un arrêt à la case bonheur pour tous promis par le libre marché, la libre entreprise, le libre arbitre. Pourtant depuis, le libéralisme a lui aussi déçu, montrant ses limites, les errements évoqués qui mènent droit à la crise du Covid-19.

Car, comme toutes les idéologies, il n’échappe pas à sa transformation déviante : les forces qu’il engageait à se réformer, à se libérer ont produit trois ersatz négatifs qui ne cessent depuis de le saper. 

L’individualisme a remplacé l’objectif sacralisé de la liberté individuelle : ma vérité, ma situation, mon réel ne s’imposent plus à moi seul ; ils deviennent ceux de l’autre, ils me donnent le droit de les croire universels. Chacun regarde par le bout de sa lorgnette la réalité et croit par-là détenir la vérité. Ainsi prospèrent le clientélisme, l’égoïsme et l’affairisme qui nous font perdre le sens du bien commun, l’intérêt supérieur du groupe, de la communauté qui n’est plus réduite mais mondiale. Le syndrome du papillon illustre jour après jour sa pertinence et ses effets, l’interaction devenue planétaire de chaque acte humain.

 

Le consumérisme s’est substitué au contrepouvoir citoyen : le libéralisme nécessite l’existence de l’équilibre des forces ; rien ne l’illustre mieux que la situation des armes nucléaires dont la puissance meurtrière n’a été limitée que par sa juste répartition entre adversaires. Or la consommation érigée en parangon comportemental a dissout les pouvoirs citoyens ; réduits à leur seule fonction commerciale d’achat de biens et de service toujours plus divers, les citoyens ne pensent plus, ne se questionnent plus, s’érigent de moins en moins collectivement en organisations et en producteurs d’idées capables de peser. Les politiques ont suivi, se défaisant de leur pouvoir au profit du marché, insaisissable ectoplasme dénué de toute responsabilité, dégager de toute obligation de rendre compte.

 

Enfin, dernier avatar du libéralisme, le pragmatisme triomphe partout et rejette dans la disgrâce toute alternative, résumant tout débat en un acronyme, TINA : or, d’une doctrine philosophique qui prend pour critère de vérité d'une idée ou d'une théorie sa possibilité d'action sur le réel, il s’est fait comportement mécaniste. Intellectuellement, politiquement, il privilégie à la théorie la seule observation des faits. Il conduit à une injonction absolue, universelle faite à l’humain : adaptez-vous au réel ou, sous-entendu implicite, disparaissez. Le rêve américain est en l’exemple le plus abouti. Alors même que notre niveau d’éducation et de culture a été porté par les théories libérales, à son plus haut niveau historique et qu’il nous permet plus que jamais d’aiguiser à l’égard de la situation actuelle du monde, notre esprit critique, il nous est enjoint de nous y soumettre. Même si le réel ne nous convient pas, même si scientifiques et penseurs, philosophes et économistes, enseignants ou chercheurs nous inondent chaque jour de preuves de son inanité et de l’impéritie de notre gouvernance, nous devons nous y adapter.

Sinon ce libéralo-pragmatisme vous rejette dans l’anathème suprême, l’utopie.

 

Le libéralisme a cédé le pas au face à sa propre faillite. Du fond de leurs tombeaux, John Locke et Montesquieu, Tocqueville et Victor Hugo qui percevait le romantisme comme le libéralisme en littérature, nous appellent à ne pas baisser les bras, à sortir de la promesse paresseuse du confort, à dépasser notre incurie à inventer sans relâche de nouveaux modèles.

 

Des mythes à dépasser.

Notre difficulté pour réinventer le monde demeure : après la défaite de ses oppositions, le libéralo-pragmatisme n’a vu se dresser que des adversaires affaiblis par leur acceptation du modèle dominant.

En dehors des partis politiques dinosaurisés autour des dogmes effondrés, l’écologie a promu des modèles rendus inaudibles par un humain pétri de croyance en un lendemain toujours plus beau : décroissance, culpabilisation, shaming, participation ou gouvernement d’alliances, renvoi dos-à-dos de la droite et de la gauche, écoterrorisme, effondrement,… aucune des voies empruntées en moins de cinquante ans n’a trouvé d’écho majoritaire dans l’opinion. En plein drame environnemental - multiplication des catastrophes naturelles, réchauffement climatique, extinction massive des espèces, raréfaction des « ressources », de l’accès à l’eau potable, les partis verts triomphent quand ils atteignent des scores électoraux à deux chiffres !

 

De quoi donc souffre à ce point l’écologie ? D’abord de ne s’être pas transformée en concept fondateur, mobilisateur, en horizon, en mythe fédérateur mondial. On parle d’écologie et non d’écologisme (le terme est même introuvable sur le portail lexical du CNRTL2), d’une science qui étudie les relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils existent, d’équilibre et de survie, d’études sociologiques sur l'homme et son environnement moral, social, économique.

Par-là, elle s’est politiquement fourvoyée, niant l’idéologie qu’elle voulait ringardiser pour se contenter de décliner le libéralo-pragmatisme, de lui ajouter une dimension, la préservation du vivant. Ce faisant, elle l’a conforté, lui offrant sans jeu de mots, un bol d’air salutaire, le verdissant par un procédé de « green washing », le développement durable, digéré par tous les acteurs du marché, même par les pires pollueurs. Sur le site internet du groupe Total, on peut ainsi lire « Acteur majeur de l'énergie, nous plaçons nos engagements environnementaux et sociétaux au cœur de notre stratégie. (…) Répondre aux défis du changement climatique ou encore renforcer notre intégration locale : nous agissons de manière durable et responsable au quotidien. »

Les conséquences de cette succession de compromis bien involontaires, est l’explosion exponentielle de la vitesse de destruction de la terre. On peut même se risquer à penser que l’absence « d’écologisme » a poussé des populations en manque d’idéologie dans les bras des extrémistes de tout poil.

On peut contrargumenter en exposant la théorie Gaïa de James Lovelock ou la  deep ecology d’Arne Næss ; mais ces tentatives de théorisation, outre qu’elles n’ont qu’une audience limitée, embrasse écologisme ou environnementalisme comme un simple mouvement, un corpus de valeurs bien trop loin d’une volonté réformatrice et universelle.

Pour contourner l’écoblanchiment et la faiblesse de l’écologie, des mouvements sont nés « de la base », mobilisateurs de citoyens tous plus ou moins influencés par la légende du colibri. Mais, loin du « dynamisme qui caractérise les puissantes métaphores »3 originales, de leur part révolutionnaire, ces acteurs du quotidien qui rêvent de changer le monde en se changeant d’abord eux-mêmes, qui espèrent qu’une nuée de colibris peut éteindre le feu, légitiment là encore l’idéologie en place. Si en son sein, le libéralo-pragmatisme peut générer les correcteurs de ses trajectoires divergentes, les panseurs de ses plaies, alors le voilà promis à l’éternité.

La  superbe et utile illustration par le colibri de la nécessité individuelle d’agir malgré la multiplication de ses initiatives n’a pas jugulé l’incendie, bien au contraire : si les pélicans n’interviennent pas en escadrilles, si les puissances libéralo-pragmatiques (les états, les multinationales, la finance) n’envoient pas leurs canadairs, ensemble et de façon coordonnée, il ne le sera jamais ; il n’existera pas même un chance de le circonscrire.

Le colibri moderne a oublié la légende source. Le colibri premier ne s’isole pas en communautés, toujours plus nombreuses, toujours plus dispersées, de bobos urbains, de déclinistes, de néo-ruraux, de paysans, de zadistes téméraires, tous  connectés en réseaux, insurgés des consciences mais qui ne font pas société tant, en marketeurs, ils segmentent, en pseudo-résistants au « système », ils ignorent les différences et les complexités, en occidentaux favorisés, ils bashent et excluent. Le colibri premier mobilise les plus gros que lui ; il ne fait pas sa part, il fait le plus possible, il se dépasse en s’oubliant au profit de l’autre.

 

L’écologie s’est trompée de combat ; elle se devait d’être formatrice et éducatrice d’une image nouvelle de l’homme vis-à-vis de la nature : il ne peut s’agir de la conserver dans une sorte de démarche muséificatrice où de beaux espaces protégés, délimités, gérés par lui, lui montrerait une image du « sauvage » propre et maîtrisée.

Elle se devait de recréer le mythe de l’humain part de la nature, espèce parmi les espèces, vivant parmi les vivants, et qui ne vit qu’en interdépendance.

Il lui aurait fallu se donner un sens politique, une culture majoritaire, s’assumer idéologie, ne pas se contenter de mobiliser seul ou en groupe, laisser surgir des hommes et des femmes porteurs de ses projets de changements concrets, laisser venir les canadairs. Elle s’est mise au service des pouvoirs en place, leur servant de caution morale : aucun changement, aucune évolution n’ont surgi du centre. Pour innover et arriver à convaincre, il faut partir des marges, penser hors du cadre. Toute la difficulté réside dans cette contradiction apparente : la révolution vient des périphéries de la pensée et de la société mais elle ne sert pas, elle ne se transforme pas en réel sans objectif majoritaire. 

Faute d’avoir saisi cette chance, venir de la marginalité et se muer en idéologie dominante, l’écologie a failli et ne se meut plus qu’en énième avatar partisan du libéralo-pragmatisme.

 

Au cœur du réacteur libéralo-pragmatique, s’est nichée une notion qui paraît rassembler l’unanimité, le travail. Le Président de la République française n’a rien trouvé de mieux que de déclarer le 1er mai 2020 en plein confinement, « c'est bien grâce au travail, célébré ce jour, que la Nation tient ».

Alors même que les 1% des plus riches, détenteurs du capital, monopolisent 82 % de la croissance produite (en 2017) et plus de richesses que les 99 autres % de la population mondiale, alors que la France est la championne d’Europe pour le montant de dividendes versés par les entreprises à leurs actionnaires, voilà une assertion bien osée.

Si le libéralo-pragmatique a besoin de croissance, il lui faut des consommateurs pour la nourrir, des bras et des cerveaux pour la produire : cette main d’œuvre ne saurait fléchir ou douter de l’utilité et de l’importance de sa tâche. Le travail a donc été installé comme un mythe porteur de valeurs positives : issu du bas latin tripalium, instrument d’immobilisation puis de torture, haï par les élites de l’Antiquité qui le réservaient aux esclaves, subi par les serfs, les paysans ou les apprentis des siècles durant, le voici promu à partir des révolutions industrielles comme vecteur d’émancipation sociale.

Si la critique du travail et de son rôle s’établit en parallèle de son exaltation, peu se sont risqués à le transformer en profondeur voire à prôner sa disparition.

Devenu la colonne vertébrale de tous les pays, il concentre tous les rêves (obtenir un CDI, sortir de la misère, s’enrichir) au-delà de toute réalité sociale. Il a ses accros, ses adorateurs, ses malades, ses exclus ou ses prédicateurs ; s’il existe des promoteurs de sa réduction, on ne connaît que peu d’abolitionnistes.

S’en libérer, s’en extraire demeure pourtant, paradoxe dont se sert libéralo-pragmatisme pour maintenir l’illusion de nos espérances, un fantasme courant. 

 

Pourtant, le travail aussi affronte une crise dont le chômage de masse est la plus visible et cruelle des illustrations. La promesse du plein emploi atteinte pendant les Trente Glorieuse, se dissout depuis plusieurs décennies ; le tour de force du libéralo-pragmatisme est d’avoir fait avaler aux opinions publiques, son existence comme un passage, une indispensable phase d’adaptation. Il a par sa propagande, introduit dans bien des cerveaux l’idée que le sans-emploi est d’abord un réfractaire au travail, un fainéant qui refuse la souplesse exigée par un marché fluide.

Cette culpabilisation du chômeur, outre qu’elle rejette sur lui seul la responsabilité de sa situation dédouanant ainsi les autres acteurs du marché, outre qu’elle plonge la société entière dans l’angoisse du licenciement et pousse à une hystérisation des rapports sociaux, relève de l’écran de fumée : elle masque un fait sans précédent.

Il a toujours été démontré que l’innovation technique permettait d’améliorer les conditions du travail et que les pertes d’emplois qu’elle provoquait étaient largement compensées par la création de métiers nouveaux : le paysan ne passe plus des heures harassantes derrière sa charrue ; le tracteur a remplacé une main d’œuvre qui se tuait à la tâche ; symbole de la mécanisation de l’agriculture, il a constitué une avancée réelle tout en réduisant drastiquement le nombre de travailleurs de la terre ; mais dans le même temps, il a vu l’essor d’une filière de construction, de vente et d’entretien de matériel agricole, plus confortable et rémunératrice qui a compensé l’exode rural.

John Maynard Keynes prévoyait dès les années 1930 que ses avancées technologiques permettraient de réduire le temps de travail hebdomadaire à 15 heures. S’il n’en a rien été, c’est comme nous l’avons vu, que le libéralo-pragmatisme a su sans répit trouver de nouveaux besoins à assouvir et pour les satisfaire, mettre sur le marché les produits à consommer mais aussi que cette possibilité de voir le travail limité à une part infime de nos vies, desservait ses intérêts de court-terme.

Il a donc tenté de remédier à tout risque de marginalisation du travail en créant des postes inutiles et pourtant lucratifs, administratifs et managériaux, des tâches absurdes dont le but se limite au contrôle et à l’évaluation du travail des actifs ou à la recherche de moyens pour raccourcir la durée de vie des produits mis en marché : bullshit jobs et obsolescence programmée sont devenues des sauveurs.

 

Mais le risque loin de disparaître, s’accentue. La technologie moderne va toujours plus loin : elle ne se contente plus de limiter l’intervention humaine dans le travail physique, de remplacer des ouvriers par des ingénieurs. Elle prétend se substituer à nos capacités cognitives. Et cette ambition folle et encore balbutiante prend forme à une vitesse qui s’accélère : ainsi par exemple, l’IA (intelligence artificielle) peut ou pourra dans un délai très court, se substituer au diagnostic médical, à la distribution alimentaire, à l’évaluation des risques, à la conduite et au pilotage, etc. avec une efficacité et une sécurité bien supérieures à celles de l’humain.

Qu’adviendra-t-il alors de ces emplois de cadres rémunérateurs, de cette classe entière vouée à la casse ?

La disparition du travail en soi ne peut s’envisager ; c’est la limitation de son intrusion dans nos vies qui nous attend. Or cette perspective est inenvisageable pour le libéralo-pragmatisme tant elle lui apparaît mortifère.

 

Enfin, la promesse libérale donnée à l’humanité s’appuie sur une croissance sans fin, seule apte à étancher sa soif de richesse et de profit, une approche économique vue par les chiffres, les indicateurs qui la mesurent, l’auscultent, la suivent. La fébrilité avec laquelle les médias attendent la publication de quelques données choisies, prouve à quel point elle a réussi à influencer les esprits.

Or la plupart de ces normes sont des mythes fabriqués, hors-sol, sans aucune base scientifique : pour s’en convaincre, il suffit de connaître l’histoire de deux de ses plus fameux critères.

Les 3%, ratio qui mesure le rapport entre déficit public et le produit intérieur brut, pierre angulaire des accords européens de Maastricht qui dicte toute la politique de l’Union depuis 1993 et explique la rigueur intégriste imposée à des pays comme la Grèce, n’est qu’une habile manipulation de communication politique. Il fallait à François Mitterrand, nouveau président de la République, un symbole de bonne gestion dans un contexte d’explosion des déficits budgétaires ; un chiffre brut établi comme une limite à ne pas dépasser (100 milliards de francs par exemple) risquait d’être vite dépassé ; un jeune fonctionnaire eût alors l’idée d’inventer un ratio qui a l’avantage d’offrir l’apparence de la solidité d’un savoir économique matérialisé.

« Revêtu de l’habit d’une certaine technicité, et pourtant immédiat à entendre, ce ratio avait en plus (…) l’avantage (…) de tomber sur le chiffre trois (même 3,0 %… !) dont on connaît les multiples échos dans la mémoire commune (…) les trois Grâces, la Trinité, les trois jours de la résurrection, les trois ordres alchimiques, la triade hégélienne, les trois âges d’Auguste Comte, les trois couleurs fondamentales, l’accord parfait… la liste est infinie (…) »*.

Voilà comment un éclair pifométrique de créativité devient un mantra français puis européen lors des négociations du traité fondateur de la plus vaste zone de coopération politique et économique du monde !

 

Le PIB lui-même, ce fameux produit intérieur brut dont l’évolution nous obsède, est l’outil de mesure des effets de la récession des années 1930 sur l’économie américaine issu de la notion de revenu national mesuré dès le XVIIe siècle (!). En aucun cas, il n’est un indicateur de bien-être. Il a absorbé au fur-et-à-mesure nombre de secteurs nouveaux ; mais agrégat statistique invraisemblable, il reste assujetti à un cadre conceptuel prédéfini Figé depuis l’après deuxième guerre mondiale. Un peu comme si on effectuait des mesures dans un laboratoire avec un outil inchangé depuis un siècle. Le PIB cerne de façon comptable et quantitative, nos capacités, nos résultats collectifs, minorant, ignorant les services publics et non-marchands, le bénévolat et l’ensemble de la production immatérielle mais aussi l’économie sous-terraine informelle ou illégale (travail dissimulé, crime organisé, paradis fiscaux, zones grises et noires du numérique, etc.) qui pèse pourtant 12,6% d’équivalent PIB en France en 2019, près de 18% en Europe et de 9% dans la très vertueuse Amérique !

 

Le libéral adore de toute façon jouer avec ses propres règles : quand il ne pratique pas l’optimisation fiscale, il s’évade vers des contrées sans impôts ; quand il appelle l’État au secours c’est pour privatiser ses pertes et se bien garder de redistribuer les bénéfices ainsi retrouvés ; quand il licencie, il transforme une procédure une quête de marge supplémentaire apte à nourrir son actionnariat.

Voilà comment, les citoyens du monde viennent de découvrir qu’il aura suffi d’un virus mortel pour que tombent toutes les règles de l’orthodoxie financière dont le célébrissime mur des 3%, qui les ont pourtant menés, de plan de rigueur en coupes budgétaires, à accepter le délitement progressif des acquis du libéralisme.

 

Tous ces mots, écologie et environnement, social-démocratie, libéralisme, croissance ou travail sont aujourd’hui démonétisés et affaiblis tout en continuant à constituer pourtant jour après jour, le squelette branlant de notre civilisation.

Le libéralo-pragmatisme aurait-il la capacité à se régénérer sans fin, à se nourrir de la faiblesse de ses oppositions, à renaître tel le phénix de ses cendres, plus fort et mieux établi que jamais.

C’est qu’il cherche à nous faire croire, car nous en sommes réduits à être de crédules croyants pour ne pas prendre le risque d’ouvrir des portes, d’emprunter des voies inconnues qui nous paralysent et nous font peur. Tel le dépressif chronique, nous préférons notre état insatisfaisant et maladif mais établi et maîtrisé aux possibles plus épanouissants mais opaques. Qui oserait sauter en parachute sans savoir où il finira par poser les pieds ?

Là est la victoire du pragmatisme.

 

Pourtant, nous n’avons jamais autant eu le choix ; jamais nous n’avons été aussi équipés, intelligents, créatifs, esthètes, riches. Il nous faut donc un terrain où atterrir, un sens commun à trouver ou pour parler la novlangue performatrice, un objectif à suivre, une stratégie à mettre en œuvre. Plus en profondeur, nous pouvons bâtir les plans d’une nouvelle société future, gouverner avec un idéal, imaginer des idées qui conceptuelles générales sans tenir compte des réalités si décevantes du présent2. Voilà la définition, la fonction même de l’utopie.

Ce que le libéralo-pragmatisme a rejeté avec le plus de véhémence n’est-il pas justement son adversaire le plus dangereux ?

Débarrassée de ses caricatures oniriques, chimériques et naïves dont le pragmatisme l’a affublée pour la déconsidérer, l’utopie réaliste se pose en alternative pour peu qu’on lui donne contenu, nom et ligne politique.

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